L’image mentale, le signe, le symbole et l’herméneutique: entre phénoménologie et psychanalyse

image_pdfimage_print
Immaginario: studi e ricerchePhilippe Grosbois

Quel est le rapport de l’image mentale à l’affect ? Les images mentales sont en effet prises en compte depuis longtemps dans les investigations cliniques, notamment dans le champ psychanalytique, mais le développement des techniques psychothérapeutiques fondées sur l’imagerie est relativement récent. Quel est l’intérêt de l’utilisation de l’imagerie mentale en ce domaine ? Michel DENIS, chercheur français en imagerie cérébrale, le résume ainsi :

Les avantages attribués à l’imagerie, en ce domaine, tiennent tout d’abord à la valeur émotionnelle des images et au fait que, bien souvent, les affects qu’elles expriment ne sont pas directement accessibles à l’expression verbale. En outre, l’imagerie paraît être un moyen d’accès privilégié à la mémoire des périodes précoces de la vie, antérieures à l’installation du langage ou, tout au moins, à sa prédominance. Enfin, l’hypothèse est souvent faite que l’imagerie, comparée au langage rationnel, est une expression plus directe des aspects non conscients du psychisme humain. [1]

 

Le psychiatre Pierre MARCHAIS, quant à lui, souligne les liens étroits entre image mentale, perception et affect : l’imagerie mentale participe, selon ce dernier, à la thématique des troubles mentaux et reste le reflet de la vie émotionnelle des patients. Il la considère comme directement liée aux processus analogiques  qui contribuent au développement de la pathologie mentale. MARCHAIS précise en outre que l’imagerie mentale se crée à l’aide d’éléments psychosensoriels primaires pour traduire un vécu affectif; elle présente de ce fait une signification personnelle pour chaque individu.

MARCHAIS précise par ailleurs, à propos de l’utilisation psychothérapique des propriétés de l’image mentale, que l’étude de l’image permet d’aboutir à trois constatations directement utilisables sur le plan psychothérapique [2] :

1 – Etant donné les rapports de l’image avec la charge émotionnelle de l’événement vécu, les prises de conscience par le patient d’images devenues subconscientes lui permettent d’extérioriser les émotions traumatisantes et de s’en libérer par la catharsis émotionnelle.

 

2 – Une image chargée d’une émotion rassurante peut modifier l’action pathogène d’une autre image chargée d’une émotion angoissante si le patient parvient à les associer.

 

3 – La pensée, en s’éloignant de l’image, se libère progressivement de la charge émotionnelle liée à cette image et ce phénomène peut avoir un effet thérapeutique.

 

Dans cette perspective, l’image devient un matériel d’étude tant pour le patient qui l’exprime que pour le thérapeute qui essaie d’en dégager la signification et le rôle avec l’aide de son patient.

Autre différence entre conception psychanalytique et approche onirothérapique des images mentales, la place accordée à la verbalisation des images entre patient et thérapeute : « La psychanalyse nous montre une situation où l’expression verbale est privilégiée non seulement pour transcrire en mots l’image, comme dans le récit du rêve, mais pour obliger le sujet à se situer dans son fantasme sur le mode de l’énoncé verbal. » [3]

Certaines approches onirothérapiques considèrent en effet qu’il n’est pas toujours nécessaire qu’il y ait verbalisation des productions imagées pour que celles-ci aient des effets psychothérapiques :

« (les images qui surgissent dans un état subvigile) présentent un caractère thérapeutique…/… dans la mesure où elles permettent à des émotions bloquées ou refoulées de s’exprimer, réalisant une catharsis efficace, indépendamment même de la compréhension rationnelle de leur contenu. » [4] 

 

Ceci rejoint les propos de Jean-Claude BENOIT à propos du rêve éveillé thérapeutique et, de façon plus générale, à propos des méthodes psychothérapiques d’imagerie mentale : « L’image, en soi, possède une puissance particulière de coordination, de synthèse, de régulation psychique ». [5]

Pierre MARCHAIS, quant à lui, souligne que c’est avec l’analyse descriptive des névroses que se développe l’étude clinique de l’image mentale et sa fonction dans la pathologie mentale. Il rappelle que, du point de vue clinique, cette approche fut inaugurée par FREUD avec le symbolisme des rêves. Mais alors que, pour FREUD, l’image prenait la valeur symbolique de pulsions instinctivo-affectives à point de départ sexuel, elle représentait, pour JUNG, le symbole de mythes enfouis dans un inconscient collectif. Il souligne par ailleurs que cette approche s’est poursuivie dans une voie quelque peu différente avec DESOILLE qui envisageait davantage la dynamique émotionnelle liée à l’image, interprétant la subjectivité du patient à partir d’images ascendantes ou descendantes suscitées lors d’un rêve éveillé. [6]

Sur le plan philosophique, l’étude qualitative de l’image prit son essor avec BERGSON et surtout avec Gaston BACHELARD qui développa, à côté d’un rationalisme appliqué, des études sur la vie subjective à partir de l’image envisagée sous forme de rêverie poétique. Pour BACHELARD, existent, à côté des images de la forme, des images directes de la matière, expression de forces naturelles qu’il faut savoir écouter. L’imagination est, pour cet auteur, une puissance majeure de la nature humaine, un « univers en émanation », et l’image prend une signification poétique n’étant pas soumise à une vérification par la réalité.

D’autres approches psychothérapiques privilégieront et même favoriseront au début du XXe siècle cette régression temporaire à une forme de cognition plus primitive, comme le dit Michel DENIS :

Dans le même cadre théorique (c’est à dire les psychothérapies d’inspiration analytique – ndlr), une autre interprétation s’attache à considérer l’imagerie comme une sorte de langage privilégié de l’inconscient. Les images seraient en somme l’expression directe, éruptive, dans le champ de la conscience, des idées et sentiments refoulés. Cependant, leur contenu latent n’étant pas compris par le sujet, elles ont peu de chances de faire l’objet d’une censure. Aussi les images, comme représentations symboliques des conflits inconscients du sujet, peuvent-elles être analysées par le thérapeute et orienter son diagnostic. [7]

 

En ce qui concerne les diverses interprétations de l’image mentale onirique, Pierre MARCHAIS souligne que la dimension symbolique de celle-ci n’est pas abordée de la même façon selon que nous sommes dans une perspective psychanalytique ou une perspective phénoménologique des productions imaginaires, l’une étant centrée sur les liens entre inconscient et sexualité, l’autre accordant une place majeure à leur dimension créatrice et poétique.

MARCHAIS résume les deux voies possibles d’appréhension de l’image mentale sur les plans clinique et psychopathologique : une approche centrée sur le vécu subjectif par le patient de l’image chargée d’affects, l’autre approche étant plus proche d’une démarche sémiologique objectivante centrée sur la place de l’image mentale dans les diverses pathologies mentales.

Selon lui, cette image vit et se transforme, allant de la perception au symbole ou au signe. Par ses rapports avec la perception, le symbole ou le signe, l’image mentale a certaines propriétés issues de la perception, du symbole ou du signe qui permettent de mieux comprendre et de mieux traiter les troubles névrotiques.

Il préconise donc que son étude s’effectue dans une double perspective. La première l’envisagera dans sa valeur subjective vécue par le patient, chargée de ses affects ; elle pourra se faire de façon objective par l’analyse critique des données fournies par le patient ou d’une façon intersubjective dans l’optique psychanalytique voire phénoménologique. La seconde considèrera l’image objectivement d’une façon descriptive comme « un moyen d’aborder plus scientifiquement la psychopathologie ». L’intrication étroite des deux versants subjectifs et objectivables de l’image constitue pour MARCHAIS  toute la difficulté de l’étude clinique de l’image.

L’approche interprétative tient compte, elle, des rapports de l’image avec le symbole et le signe. L’école psychanalytique a largement insisté sur cette valeur symbolique de l’image. MARCHAIS rappelle le point de vue de JUNG qui considérait que l’image prend davantage la valeur d’un signe que d’un symbole dans la perspective freudienne, dans la mesure où FREUD accordait à l’image du rêve un symbolisme sexuel figé. JUNG attribua également à l’image une signification symbolique, mais sous une forme essentiellement individuelle et à condition que l’observateur retienne le contexte du rêve et l’atmosphère dans laquelle les images oniriques isolées étaient enrobées. Il existerait pour cet auteur certaines images mythiques enfouies dans l’inconscient collectif, qui constituent des « images originelles archétypiques ».

Gaston BACHELARD a joué un rôle important en matière de travaux méthodologiques sur l’imaginaire. Si ses travaux ont surtout marqué les recherches littéraires et philosophiques, la psychologie s’est également trouvé enrichie par ses recherches sur les processus de l’imagination créatrice dès 1935, travaux qui aboutiront aux cinq ouvrages consacrés aux éléments premiers de la nature (« La psychanalyse du feu », « L’air et les songes », « L’eau et les rêves », « La terre et les rêveries de la volonté », « La terre et les rêveries du repos ») et à divers essais (dont « La poétique de l’espace », « La poétique de la rêverie »  et « La flamme d’une chandelle »). BACHELARD explore ce qu’il appelle les deux versants opposés et complémentaires du psychisme humain, la conceptualisation et la rêverie. Son approche n’a pas manqué de susciter diverses critiques : les plus positivistes lui reprocheront son couplage entre raison et imagination, porteur d’une conception jugée comme trop romantique de l’esprit ; pour d’autres, comme Gilbert DURAND, il lui attribue d’avoir mis en évidence la dimension créatrice de l’imaginaire dans la rêverie, même s’il considère comme excessif l’antagonisme qu’il postule  entre image et concept.

Pour explorer l’univers de l’imaginaire, DURAND préconise l’approche phénoménologique qui, selon lui, est la seule qui permet de réexaminer d’un regard neuf les images. Celle-ci met en effet l’accent sur « la vertu d’origine des images », elle « saisit l’être même de leur originalité et bénéficie ainsi de l’insigne productivité psychique qui est celle de l’imagination ». DURAND qualifie la phénoménologie bachelardienne de l’imaginaire d’« école de naïveté » qui nous permet de « cueillir le symbole en chair et en os ».

 

 

Phénoménologie et psychanalyse de l’imaginaire

 

BACHELARD précise ce qu’il entend par une approche phénoménologique de l’imaginaire :

Seule la phénoménologie – c’est à dire la considération du départ de l’image dans une conscience individuelle  – peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l’ampleur, la force, le sens de la transsubjectivité de l’image. [8]

L’approche phénoménologique du psychiatre Ludwig BINSWANGER évoque le langage des images en psychothérapie comme appartenant  à un autre domaine que celui du langage corporel et du corps vécu, qui dépasse de très loin celui du rêve, à savoir le domaine de la conscience et du langage imageants. Il considère que la psychothérapie accomplit ici la même fonction car, dit-il, « la sphère corporelle et la sphère métaphorique sont très étroitement liées ».

Quant au psychiatre Henri MALDINEY, il situe ainsi la phénoménologie de BINSWANGER s’appuyant sur le mot d’ordre de celle-ci, le « retour à la chose elle-même » :

L’interprétation ne précède pas, elle suit le comprendre…/…

De la phénoménologie, Ludwig BINSWANGER, citant HUSSERL, énonce ainsi le projet : « tout ce qui, dans le phénomène, est réellement en vue au lieu de l’interpréter, le prendre comme il se donne lui-même et le décrire loyalement ». La phénoménologie expose le phénomène comme il se donne en soi…/…

Une telle analyse traite le vécu comme s’il était un objet, au même titre que n’importe quel objet. Elle suppose que toute la vie consciente est une suite ou un ensemble de composantes réelles, appelés états ou contenus, ou vécus de conscience, mais qui sont des faits ayant en commun la qualité consciente. La conscience en est le réceptacle ou le substrat. [9]

 

Karl JASPERS, l’un des premiers psychiatres qui a introduit la dimension phénoménologique en psychopathologie, préconisait ainsi, dans une conception très husserlienne, de se dégager des a priori et des préjugés, notamment du 

préjugé psychologique qui veut tout comprendre sous prétexte que la compréhension par interpénétration est importante, aller au-delà de ce qui peut être compris psychologiquement ou encore risque de prendre les images ou les comparaisons pour pour une représentation des choses…/…

Il faut alors distinguer la compréhension proprement dite (“verstehen“, comprendre), réservée à la connaissance obtenue par l’interpénétration (“Einfühlung“) d’une mise en relation, de l’explication (“erklären“, expliquer), réservée à la découverte d’un lien objectif de cause à effet constaté du dehors par les méthodes des sciences naturelles. [10]

Le philosophe français Jean-Jacques WUNENBURGER situe BACHELARD par rapport à la psychanalyse, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi certains philosophes et une partie des psychothérapeutes se référant implicitement ou explicitement à une approche phénoménologique de l’imaginaire onirique ont pris une certaine distance vis à vis de celle-ci:

C’est pourquoi, après avoir appris beaucoup d’elles, BACHELARD témoigne une méfiance ironique à l’égard des méthodes froides, toujours trop contaminées par le concept, en particulier celles de la psychanalyse. Car les psychanalystes se tiennent la plupart du temps à la surface des images, en ne distinguant pas assez image explicite et image implicite, en se contentant d’approches trop globales, désincarnées, qui masquent l’importance des forces psychiques tout en valorisant excessivement les symboliques sociales. [11]

 

BACHELARD explique à plusieurs reprises sa position vis à vis de la psychanalyse en refusant d’assimiler le symbole au concept, le rêve à la rêverie et de ce fait ce qu’il dénonce comme une approche intellectualisante, réductrice, s’opposant à une approche phénoménologique de l’imaginaire :

La psychanalyse classique a souvent manié la connaissance des symboles comme si les symboles étaient des concepts. On peut même dire que les symboles psychanalytiques sont les concepts fondamentaux de l’enquête psychanalytique. Une fois qu’un symbole a été interprété, une fois qu’on lui a trouvé sa signification « inconsciente », il passe au rang de simple instrument d’analyse et l’on ne croit plus avoir besoin de l’étudier dans son contexte ni dans ses variétés. [12]

Quant au psychanalyste, il perd le retentissement, tout occupé qu’il est à débrouiller l’écheveau de ses interprétations. Par une fatalité de méthode, le psychanalyste intellectualise l’image. Il comprend l’image plus profondément que le psychologue. Mais, précisément, il la « comprend »…/… En interprétant l’image, il la traduit dans un autre langage que le langage poétique. Jamais alors, à plus juste titre, on ne peut dire : « traduttore, traditore ». [13]

Bref, il convient, pour déterminer l’essence de la rêverie, de revenir à la rêverie elle-même. Et c’est précisément par la phénoménologie que la distinction entre le rêve et la rêverie peut être tirée au clair, puisque l’intervention possible de la conscience dans la rêverie apporte un signe décisif. [14]

 

Nous avons donc ici une sorte d’inversion de sens de l’approche « poético-analytique » de BACHELARD par rapport à celle de FREUD, inversion qui a bien été mise en évidence par le philosophe François DAGOGNET : « La psychologie analytique tue l’image qu’elle réfère, sinon à des conditionnements instinctuels, du moins à des situations infantiles ». [15]

 

MARGOLIN précise ainsi la divergence de la ligne de recherches de BACHELARD par rapport à celle de FREUD :

Un symbole psychanalytique, pour protéiforme qu’il soit, est cependant un centre fixe, il incline vers le concept ; c’est en somme avec assez de précision un concept sexuel. L’image est autre chose. L’image a une fonction plus active…/…

La recherche et la thérapeutique freudiennes sont orientées par la découverte de la réalité sous l’image, celle-ci n’étant qu’un moyen de décrypter celle-là. Mais elle oublie la recherche inverse : sur la réalité, chercher la positivité de l’image. Trop souvent, pour le psychanalyste, la fabulation est considérée comme cachant quelque chose. Elle est une couverture. C’est donc une fonction secondaire. [16]

 

Ainsi, à la lumière de l’ « herméneutique instaurative » de BACHELARD – pour reprendre l’expression de Gilbert DURAND -, nous pouvons donc postuler que l’image mentale n’est pas seulement un symptôme régressif vers une blessure cachée ou l’expression d’une « castration symbolique ». Elle est une incarnation symbolique de nos absences mais aussi de nos projets. L’imaginaire n’a de sens que s’il nous apparaît dans une éternelle nouveauté. Pierre EMMANUEL disait d’ailleurs        qu’ « analyser un symbole, c’est peler un oignon pour trouver… l’oignon »… L’imaginaire possède donc sa propre réalité symbolique ; à ce titre, le corps est conceptuel au même titre que la pensée est corporelle. « La rêverie est la propédeutique de toute créativité, de toute poétique », nous dit Gilbert DURAND. [17] Si de nombreux psychanalystes et psychothérapeutes contemporains voient dans l’imaginaire un risque de régression vers un monde magique où l’image est souveraine, il n’en reste pas moins que les psychothérapies faisant appel à l’imagerie mentale onirique de veille constituent une « voie royale » d’accès aux sources psychiques de la créativité.

L’image est donc pour Gilbert DURAND entachée, dans la perspective psychanalytique, d’anomalie, coincée qu’elle est entre deux traumatismes : le traumatisme de l’adulte qui provoque la régression névrotique et le traumatisme de l’enfance qui fixe l’image à un niveau biographique de « perversité ». La méthode associative – dans laquelle l’association ne possède aucune liberté – confondue avec la recherche strictement déterministe d’une causalité ne peut que réduire, d’association en association, l’apparition anodine et fantaisiste d’une image à n’être que l’effet nécessaire de la cause première et de ses avatars, à savoir la libido et ses avatars biographiques.

Il reproche à la psychanalyse de réduire le symbole à un signe-symptôme en faisant appel à un système pansexuel qui réduit le polymorphisme du symbole, l’image étant toujours dans cette perspective significative d’un blocage de la libido, c’est à dire d’une régression affective. DURAND prend ainsi l’exemple de la déesse Minerve :

Dès lors, on assiste à une cascade de « réductions » psychanalytiques : alors que le commun des mortels considère Minerve sortant du crâne de Jupiter comme le symbole, ou tout au moins l’allégorie, de l’origine divine de la sagesse, le psychanalyste, égalisant dans la déréalisation Minerve et la Sagesse, et selon la stricte nécessité de la causalité, faisant dériver l’abstrait du concret, considère la Sagesse comme le symbole – ou mieux l’indice-effet – de Minerve. Donc, après une première réduction du symbolisme à une pure représentation associative, au nom du principe linéaire de causalité, l’on intervertit le sens commun du symbole : le symbolisant est égalé logiquement au symbolisé et l’on peut alors, par une opération de réversibilité, remplacer l’un par l’autre.

Secondement, de réduction en réduction, Minerve sortant du crâne de Jupiter est « réduite » à son tour à la représentation de la naissance par la vulve… il n’y a plus qu’un pas à franchir et l’émergence de la sagesse n’est plus que l’effet-signe de la vulgaire naissance du commun des mortels par la vulve féminine. La sagesse elle-même, tout comme Minerve, n’est finalement qu’un effet-signe de la sexualité. [18]

 

DURAND ajoute que le défaut essentiel de la psychanalyse de FREUD est d’avoir combiné un déterminisme strict qui fait du symbole un simple « effet-signe » avec une causalité unique, à savoir la libido. Dès lors, le système d’explication ne peut plus être qu’un système univoque où un signe renvoie à un signe, et un système pansexuel dans lequel le signe dernier, la cause, est incident de la sexualité, cette dernière étant une sorte de moteur immobile de tout le système. Il écrit dans son ouvrage « L’imagination symbolique » :

La thérapeutique est ici une herméneutique (un effort de déchiffrement) du message symbolique. Aussi trouvera-t-elle consonance et écho dans les méthodes du « rêve éveillé », dirigé ou non – chères à mon ami André VIREL – et dont Léon DAUDET, romancier apprécié par JUNG, fut le précurseur ; écho aussi dans la « réalisation symbolique » du Dr SÈCHEHAYE, et en général dans toutes les méthodes qui utilisent à des fins thérapeutiques, mais aussi à des fins pédagogiques « l’imagination active ». [19]

 

 

 

Une convergence des deux herméneutiques est-elle possible ?

 

Approche psychanalytique et approche phénoménologique sont-elles pour autant incompatibles? Si l’on suit la pensée de BACHELARD, il semble que oui. De son côté, Gilbert DURAND n’accorde guère de crédit qu’à la perspective jungienne, rejetant l’approche freudienne pour son réductionnisme. On sait cependant comment la phénoménologie a influencé certaines approches psychiatriques qui ont tenté de concilier  psychanalyse et phénoménologie, notamment dans l’analyse existentielle de BINSWANGER. Une voie de complémentarité possible est néanmoins proposée par le philosophe Paul RICŒUR, malgré l’opposition qu’il souligne entre une archéologie du sujet – représentée par la psychanalyse – et une téléologie du sujet –représentée par la phénoménologie ; il préconise en effet de les réunir comme étant deux herméneutiques attachés toutes deux à l’origine du sens, et donc par la question de l’interprétation des productions imagées, pour ce qui concerne notre propos, sur un versant symbolique :

L’existence que la psychanalyse découvre, c’est celle du désir ; et cette existence est révélée principalement dans une archéologie du sujet. Une autre herméneutique – celle de la phénoménologie de l’esprit, par exemple – suggère une autre manière de déplacer l’origine du sens, non plus à l’arrière du sujet, mais en avant de lui…/…

 

C’est elle qui, en dernière analyse, anime la « Phénoménologie de l’esprit » de HEGEL. Je l’invoque ici parce que son mode d’interprétation est diamétralement opposé à celui de FREUD. La psychanalyse nous proposait une régression vers l’archaïque, la phénoménologie de l’esprit nous propose un mouvement selon lequel chaque figure trouve son sens, non dans celle qui précède, mais dans celle qui suit ; la conscience est ainsi tirée hors de soi, en avant de soi, vers un sens en marche, dont chaque étape est abolie et retenue dans la suivante. [20]

 

Ainsi, pour RICŒUR, une « téléologie du sujet » s’oppose à une « archéologie du sujet ». Cette téléologie, au même titre que l’archéologie freudienne, ne se constitue que dans le mouvement de l’interprétation constitué par ce passage d’une figure à l’autre ; il est la dialectique des figures par lesquelles le sujet est tiré hors de son enfance, arraché à son archéologie. C’est pourquoi la philosophie reste pour RICŒUR une herméneutique, c’est à dire une lecture du sens caché dans le texte du sens apparent.

Il n’est peut-être pas inutile ce rappeler ici, même si c’est un lieu commun, que l’image n’est jamais que la moitié visible du symbole dont l’autre moitié est le symbolisé auquel il renvoie et avec lequel seulement il prend signification.

André GUIMBRETIÈRE insiste sur le fait que le symbole est d’abord « l’union de deux moitiés se faisant face, et dont l’une appartient à l’univers symbolisé, et dont l’autre appartient à l’univers symbolisant, donc à l’univers de l’expression, ou de la manifestation, ou de l’émanation, ou de la représentation ». [21] 

De son côté, Jean CHEVALIER rappelle qu’ « à l’origine, un symbole est un objet coupé en deux, fragments de céramique, de bois ou de métal. Deux personnes en gardent chacune une partie, deux hôtes, le créancier et le débiteur, deux pèlerins, deux êtres qui vont se séparer longtemps… En rapprochant les deux parties, ils reconnaîtront plus tard leurs liens d’hospitalité, leurs dettes, leur amitié…/… Le symbole sépare et met ensemble : il comporte les deux idées de séparation et de réunion : il évoque une communauté, qui a été divisée et qui peut se reformer. Tout symbole comporte une part de signe brisé ; le sens du symbole se découvre dans ce qui est à la fois brisure et lien de ses termes séparés ». [22]

 

RICŒUR reprend la distinction dialectique entre archéologie et téléologie du sujet comme herméneutiques complémentaires dans son ouvrage « De l’interprétation. Essai sur FREUD », ce qui lui permet de poser la question de la dimension existentielle – présente dans toute démarche psychothérapeutique, ajouterons-nous – même s’il limite son propos à la démarche psychanalytique :

Il ne suffit pas, pour qu’il accède à son être véritable, que le sujet découvre l’inadéquation de la conscience qu’il prend de lui-même, ni même la puissance du désir qui le pose dans l’existence. Il faut encore qu’il découvre que le « devenir conscient », par quoi il s’approprie le sens de son existence comme désir et comme effort, ne lui appartient pas, mais appartient au sens qui se fait en lui. Il lui faut médiatiser la conscience de soi par l’esprit, c’est à dire par les figures qui donnent un « telos » à ce « devenir conscient ». [23]

 

Vue du dehors, la psychanalyse apparaît ainsi, souligne RICŒUR, comme une « herméneutique réductrice, démystifiante ». A ce titre, elle s’oppose à une herméneutique qu’il qualifie de « restauratrice », à une « recollection du sacré ». La dialectique de l’archéologie et de la téléologie est ainsi pour lui le « sol philosophique véritable sur lequel peut être comprise la complémentarité des herméneutiques irréductibles et opposées ». Il en conclut que si le freudisme est une archéologie explicite et thématisée, il renvoie de soi, par la nature dialectique de ses concepts, à une téléologie implicite et non thématisée. Il considère que FREUD associe une « archéologie thématisée de l’inconscient » à une « téléologie non thématisée du devenir conscient », comme HEGEL lie la téléologie explicite de l’esprit à une archéologie implicite de la vie et du désir.

Se situant au-delà du « conflit des interprétations », il propose donc une dialectique de l’interprétation dont les pôles opposés sont constitués par une herméneutique archéologique et une herméneutique téléologique et dont le « mixte » concret est le symbole et sa surdétermination :

Ce que la psychanalyse appelle surdétermination ne se comprend pas en dehors d’une dialectique entre deux fonctions que l’on pense en opposition, mais que le symbole coordonne dans une unité concrète. L’ambiguité du symbole n’est pas alors un défaut d’univocité, mais la possibilité de porter et d’engendrer des interprétations adverses et cohérentes chacune en elle-même.

 

Les deux herméneutiques tournées l’une vers la résurgence de significations archaïques appartenant à l’enfance de l’humanité et de l’individu, l’autre vers l’émergence de figures anticipatrices de notre aventure spirituelle, ne font que déployer dans des directions opposées les amorces de sens contenues dans le langage riche et plein d’énigmes que les hommes ont tout à la fois inventé et reçu pour dire leur angoisse et leur espérance. Il faudrait dire alors que les mêmes symboles sont porteurs de deux vecteurs : d’un côté, ils répètent notre enfance, en tous les sens, chronologique et non chronologique, de cette enfance. De l’autre, ils explorent notre vie adulte. [24]

 

Ces deux fonctions ne sont plus, pour RICŒUR, extérieures l’une à l’autre ; elles constituent la surdétermination des symboles authentiques, symboles qu’il qualifie de « régressifs-progressifs », par la réminiscence et l’anticipation, par leur caractère à la fois archaïque et prophétique.

Les vrais symboles, dit-il, sont au carrefour des deux fonctions qu’il a tour à tour opposées et fondues l’une dans l’autre ; en même temps qu’ils déguisent, ils dévoilent ; en même temps qu’ils cachent les visées de nos pulsions, ils mettent à jour le processus de la conscience de soi : déguiser, dévoiler ; cacher, montrer. Ces deux fonctions ne sont plus du tout extérieures l’une à l’autre ; elles expriment les deux faces d’une unique fonction symbolique. C’est le symbole qui, par sa surdétermination, réalise l’identité concrète entre la progression et la régression vers les signifiants-clés de l’inconscient. Ce qu’il appelle la « promotion de sens » se produit alors au niveau des projections du désir, des rejetons de l’inconscient, des résurgences de l’archaïsme.

 

RICŒUR considère que cette conception dialectique du symbole est compatible avec l’approche psychanalytique ; il fait de l’interprétation symbolique des images oniriques un complément à l’interprétation basée sur la méthode des associations, le rapport symbolique s’ajoutant aux mécanismes de condensation, de déplacement et de représentation figurée.

RICŒUR poursuit en évoquant la polysémie du symbole. En  ce sens, il rejoint d’ailleurs en partie le point de vue du poéticien Jean BURGOS selon lequel l’image n’est qu’approximation dans la mesure où la réalité qu’elle appelle demeure à jamais absente, secrète, insaisissable, sa fonction symbolique renvoyant de ce fait à une mulplicité de qualités non figurables. Il écrit, dans sa « Poétique de l’imaginaire » :

C’est là reconnaître l’infinité des virtualités sémantiques de l’image, c’est aussi reconnaître, du même coup, que non seulement l’image n’a pas d’équivalent conceptuel et ne saurait donc être traduite, mais qu’elle recèle encore une pluralité de significations à la fois complémentaires et contradictoires, englobant au total les contraires. Cela va nous contraindre à ne privilégier a priori aucune de ces significations particulières, mais bien plutôt à nous attacher constamment à leur confrontation et à leur superposition. [25]

 

Selon RICŒUR, ce n’est en effet pas le rêve qui institue le lien symbolique, il s’en sert tout fait. La connaissance de la signification des symboles des rêves s’appuie sur des sources très diverses, citées par FREUD, à savoir les contes et les mythes, les farces et les facéties, le folklore, autrement dit l’étude des mœurs, des usages, des proverbes et des chants de différents peuples, du langage poétique et du langage commun. Ce n’est donc pas le « travail de rêve » qui construit le lien symbolique mais le travail de culture pour RICŒUR.

Gilbert DURAND souligne également l’intérêt d’une convergence possible des herméneutiques en partant d’une double polarité, celle du symbole, écartelé entre le signifiant et le signifié et celle de la symbolique toute entière. Il reprend les travaux de Paul RICŒUR sur le symbolisme du mal [26] qui porte sa réflexion sur la double polarité des herméneutiques. L’herméneutique archéologique et l’herméneutique téléologique que nous avons déjà abordées chez RICŒUR sont reprises par DURAND qui qualifie la première de réductive (elle réduit le symbole à n’être que l’épiphénomène, le symptôme) alors que la seconde est définie comme instaurative ou amplificatrice (elle amplifie le symbole, « se laisse porter par sa force d’intégration pour accéder à une sorte de surconscient vécu ». [27] 

Tout comme RICŒUR, DURAND légitime les deux herméneutiques du fait que tout symbole est double :

Signifiant, il s’organise archéologiquement parmi les déterminismes et les enchaînements causals, il est « effet », symptôme ; mais porteur d’un sens, il oriente vers une eschatologie tout aussi inaliénable que les colorations qui lui sont données par son incarnation même dans un mot, un objet situé dans l’espace et le temps…/… [28]

 

Herméneutique de l’imaginaire et onirothérapie

 

Les psychothérapeutes utilisant l’imagerie mentale se situent entre une approche psychanalytique freudienne, jungienne ou lacanienne de l’imaginaire (c’est par exemple le cas du « rêve éveillé analytique » « post-desoillien », abandonnant en cela les perspectives d’analyse réflexologique pavlovienne puis jungienne de l’imaginaire qui constituaient les repères conceptuels de DESOILLE), une approche cognitive de l’image (qui s’est développée surtout aux Etats-Unis et a donné lieu à diverses techniques cognitivo-comportementales) et une approche phénoménologique comme dans le cadre de l’onirothérapie d’intégration de VIREL, davantage intéressé par la dynamique créatrice de l’imaginaire onirique voire sa dimension poétique et pour lequel l’imaginaire est affirmé comme « étant contradictoirement et tout à la fois terre d’archéologue et ciel de poète ». [29]

 

 

Les images oniriques et le transfert

 

Quant au transfert, Robert DESOILLE considère qu’il faut le faire vivre au patient, position qu’il oppose à la compréhension intellectuelle de celui-ci qui règnerait, selon lui, en psychanalyse. L’évolution des sentiments à l’égard du psychologue va libérer le malade et « cette évolution est assurée, en général, par la sublimation des images mêmes du rêve éveillé ». [30] En 1966, il publie, avec 4 autres praticiens dont André VIREL, un texte sur le transfert et le contre-transfert dans le rêve éveillé dirigé, dans lequel les auteurs précisent :

Dans le rêve éveillé dirigé, le transfert se passe avant tout dans le rêve éveillé lui-même…/…

 

Il revit dans la dynamique du scénario (imaginaire, ndlr) les évènements du passé réellement traumatisants ou ressentis comme tels. Il est certain qu’au cours de ce processus le sujet transfère, c’est à dire transporte sur les éléments de l’imaginaire son vécu actuel ou historique, conscient ou inconscient. [31]

 

Ces 5 auteurs considèrent que dans le rêve éveillé dirigé, les sentiments éprouvés par le sujet et sur lesquels porte l’analyse ne seront pas ceux qu’il projette sur l’analyste mais ceux qu’il manifeste devant les personnages imaginaires de son rêve, personnages qui, souvent, prennent leur véritable identité au cours du rêve même ou qui seront reconnus par la suite grâce à l’analyse de ces mêmes rêves. La notion de transfert se réduit ainsi pour eux dans le rêve éveillé dirigé, pour l’essentiel, à une relation simplement humaine entre patient et psychothérapeute parce que le sujet s’affronte surtout lui-même dans l’imaginaire au lieu de n’avoir affaire qu’au psychothérapeute. Ils en concluent que l’un des apports du rêve éveillé dirigé est de pouvoir se passer du transfert difficile à manier et à liquider et de pouvoir mener à bien la restructuration d’un psychisme.

Ce point de vue ne fut pas partagé par les praticiens qui constituèrent, après la mort de DESOILLE en 1966, le Groupe International du Rêve Éveillé Dirigé de DESOILLE (G.I.R.E.D.D.). Créé en 1968, il s’orienta dans une direction explicitement freudienne puis lacanienne pour une partie d’entre eux.

Notre pratique clinique de l’onirothérapie confirme le fait que, si des éléments transférentiels sont effectivement l’objet de projections dans les scénarios imagés induits ou spontanés chez le patient, si le cadre psychothérapique de l’utilisation de l’imagerie mentale n’induit pas une « névrose de transfert » au sens psychanalytique, il n’en est pas moins vrai qu’il existe, comme dans toute psychothérapie, des éléments transférentiels et contre-transférentiels au niveau de la relation instaurée entre patient et thérapeute, ne serait-ce qu’en raison du dispositif lui-même qui alterne des séances d’imagerie et des séances au cours desquelles ont lieu des échanges à propos des séances d’imagerie précédentes ou à propos des rêves nocturnes – sur le mode des associations libres du sujet – et des difficultés rencontrées par le patient dans sa vie quotidienne.

La psychologue et psychanalyste française Juliette FAVEZ-BOUTONIER expérimenta sur elle-même le rêve éveillé dirigé et en rendit compte dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale en 1955 [32]  ainsi que dans sa thèse de doctorat ès lettres sur l’angoisse en 1947 en tentant de minimiser les divergences de DESOILLE vis à vis de la psychanalyse:

 Comme le dit Robert DESOILLE, le sujet au cours du rêve éveillé parle le langage de l’inconscient…/… Le rêve éveillé se déroule alors comme une œuvre dramatique, où les gestes et l’attitude de chaque personnage, ainsi que la nature du décor, ont une valeur affective qui a la force d’une donnée objective. C’est par-là que l’on peut comprendre l’effet thérapeutique du rêve éveillé, effet qui paraît même indépendant des interprétations conscientes qu’on peut en donner. [33] 

 

Comme l’écrit Jean-Claude BENOIT:

 

Tout objet ou personnage, réel ou fabuleux, porte une part d’un message symbolique, lorsque le RED possède une suffisante cohérence. L’émotion qui marque certaines scènes est intense. Dans ce monde imaginaire, l’interprétation symbolique est toujours délicate: “Il n’existe pas de dictionnaire universel des symboles“, disait DESOILLE, tout en insistant sur l’importance des connaissances et de l’expérience du thérapeute dans le domaine de l’anthropologie symbolique. L’essentiel est l’analogie vécue, et cette capacité de réminiscence du passé affectif dans le RED, proche ici du rêve nocturne. [34]

 

Le rêve-éveillé-dirigé apparaît pour Nicole FABRE comme un espace permettant que se dise l’indicible et que les affects primaires soient exprimés, qu’ils concernent le passé du sujet ou l’ici et maintenant de la relation à l’analyste. Les figures du rêve deviennent lieu de transfert des affects, les affects adressés au thérapeute trouvant leur voie d’expression et de transfert dans le rêve-éveillé lui-même, « ce qui permet de traiter à la fois la relation à l’analyste et ce que cette relation ramène de passé pathogène ».

 

Elle avait déjà esquissé en 1971 cette question du statut de l’interprétation et la reprendra dans deux ouvrages en 1982 et en 1985 [35]:

Notre propos n’est pas de nous interroger sur les diverses formes que peut revêtir une interprétation. Pas davantage de nous demander s’il est toujours opportun d’interpréter…/… Nous nous interrogeons plutôt sur ce qui se passe lorsqu’une cure se déroule sans que le thérapeute ne communique d’interprétation à son patient, sans que le patient ne formule la moindre interprétation concernant ce qu’il est en train de vivre ou ce qu’il vient de vivre, sans qu’il ne manifeste le désir de voir explicité par son thérapeute ce dont il souffre…/… Or les cures qui ne comportent pas d’interprétation formulée n’en sont pas moins efficaces et d’une efficacité durable…/… Le rôle premier du rêve-éveillé, avant toute interprétation, et sans interprétation, est de rendre possible et non coupable l’expression devant un tiers des désirs interdits. Grâce à la présence, à la participation, à l’assentiment du thérapeute, la satisfaction symbolique des désirs interdits ouvre l’accès à une succession de scènes. Et finalement, de désir exprimé en désir satisfait sur le plan du symbole, de désir satisfait en dépassement du désir vers des désirs plus adultes, s’opère la maturation de la personnalité. [36]

 

Nicole FABRE souligne l’intérêt du vécu du RED en dehors de l’interprétation mais justifie néanmoins le recours à celle-ci par rapport à l’angoisse et  vis à vis de la nécessité d’une compréhension intellectuelle des problématiques névrotiques, resituant la valeur de l’interprétation sur le plan culturel de la diffusion des idées psychanalytiques. Elle considère que le R.E.D. est efficace en lui‑même parce qu’il permet que s’expriment l’angoisse et le désir, parce qu’il est « complicité d’expression entre le thérapeute et le patient » et que cette complicité permet à la fois de « se savoir compris » et de « se savoir invité à dépasser les désirs interdits et les angoisses », parce qu’enfin l’image est en elle-même dynamique.

 

Elle ajoute que si en ce qui concerne de nombreuses psychothérapies d’enfants et certaines psychothérapies d’adolescents, ainsi que certaines phases de psychothérapie d’adultes, une attitude non interprétative peut être satisfaisante et efficace, il n’en demeure pas moins qu’il arrive que les patients tentent ou demandent une interprétation du matériel symbolique.

Le rôle de l’interprétation est alors pour elle de rassurer, d’apaiser l’angoisse qui nait de la confusion et de la crainte d’avoir exprimé plus que le sujet ne désirait exprimer. Le sentiment « d’être avec » le thérapeute passe alors par le partage explicite de l’interprétation.

Gilbert MAUREY, praticien du rêve éveillé analytique, situe deux approches psychothérapiques possibles de l’imagerie mentale. L’une est, selon, lui, du côté de la sublimation, telle que l’onirothérapie d’intégration de VIREL, permettant, selon ce dernier, « à des émotions de se débloquer sur un mode cathartique, sans qu’il soit besoin de s’intéresser à leur signification ». L’autre est du côté d’une « satisfaction symbolique de la pulsion refoulée » et d’un « pouvoir défoulant et cathartique de l’image », telle que la « méthode des images » de Marc GUILLEREY, « technique d’association libre sur le plan des images », celle-ci se trouvant « placée dans la sphère d’influence de l’inconscient » et faisant l’objet, même si la compréhension des images n’est pas toujours nécessaire, d’une activité interprétative de recherche du sens. [37]

Je concluerai par cette citation de Gaston Bachelard extraite de sa « Poétique de la rêverie » :

« L’image ne peut être étudiée que par l’image, en rêvant les images telles qu’elles s’assemblent dans la rêverie. »



[1]              DENIS M. Les images mentales, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 266-267.

[2]              MARCHAIS P. De l’image mentale dans les névroses in BARUK H., LAUNAY J. Annales de thérapeutique psychiatrique – Tome III: Actualités sur les thérapeutiques psychiatriques et les recherches psychopharmacologies, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 33-34.

[3]           WIDLÖCHER D. Le visuel et l’imaginaire in BESSIS H., CLANCIER A. Psychanalyse des arts de l’image, Paris, Clancier-Guénaud, 1981, p. 159.

[4]              VIREL A. Imagerie mentale in VIREL A. Vocabulaire des psychothérapies, Paris, Arthème Fayard, 1977, p. 152.

[5]           BENOIT J.C. Le rêve éveillé thérapeutique in SIVADON P. Traité de psychologie médicale, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, Tome 2 « La rencontre thérapeutique », p. 192.

[6]           MARCHAIS P. op.cit., p. 23-24.

 

[7]              DENIS M. op.cit., p. 268.

[8]           BACHELARD G. (1957) La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1981, 4e ed., p. 3.  

[9]           MALDINEY H. Daseinanalyse : phénoménologie de l’existant ? in FÉDIDA P. (dir.) Phénoménologie, psychiatrie, psychanalyse, Paris, GREUPP, 1986, p. 12.

[10]          BEAUCHESNE H. Histoire de la psychopathologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 178-180.

[11]             WUNENBURGER J.J. in THOMAS J. Les pères fondateurs de la notion d’imaginaire in THOMAS J. (dir.) Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998, p. 112-115.

[12]             BACHELARD G. (1943) L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1982, 13e ed., p. 27.

[13]             BACHELARD G. La poétique de l’espace, op . cit., p. 7-8.

[14]             BACHELARD G. La poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, 7e éd., p. 9-10.

[15]             DAGOGNET F. Bachelard, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 32.

[16]             MARGOLIN J.C. ibid., p.53.

[17]             DURAND G. Jung ou le polythéisme de Psyché, Magazine Littéraire, 1980, 159-160, pp. 23-24.

[18]             DURAND G. L’imagination symbolique, Paris, Presses Universitaires de France, 1976, 3e ed., p. 46-48.

[19]             DURAND G. Jung ou le polythéisme de Psyché, op. cit., p. 24.

[20]             RICŒUR P. Existence et herméneutique in Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 25-26.

[21]             GUIMBRETIÈRE A. Quelques remarques préliminaires sur le symbole et le symbolisme, Cahiers Internationaux de symbolisme, 1963, 2, p. 36.

[22]             CHEVALIER J., GUEERBRANT A. Dictionnaire des symboles, Paris, Seghers, 1973, p. XXII.

[23]             RICŒUR P. Dialectique : archéologie et téléologie in De l’interprétation. Essai sur FREUD, Paris, Seuil, 1965, p. 444-446.

[24]             RICŒUR P. op. cit., p. 478.

[25]             BURGOS J. Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1982, p. 81.

[26]             RICŒUR P. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960.

[27]             DURAND G. L’imagination symbolique, ibid, p. 109.

[28]             DURAND G. ibid., p. 112.

[29]             VIREL A. Imaginaire in Vocabulaire des psychothérapies, op. cit., p. 159.

[30]             DESOILLE R. Le rêve éveillé en psychothérapie. Essai sur la fonction de régulation de l’inconscient collectif, ibid., p. 380.

[31]             DENIAU Y., DESOILLE R., FAYOL Y., RENAUD L., VIREL A. Transfert et contre-transfert dans le rêve éveillé dirigé, Bulletin de la Société de Recherches Psychothérapiques de Langue Française, 1966, IV, 2, p. 63-66.

[32]             FAVEZ-BOUTONIER J. Psychothérapie par le rêve éveillé in Encyclopédie Médico-Chirurgicale -Traité de  Psychiatrie, Paris, Elsevier, 2-1955, 37815 C10, p. 1-3.

[33]             FAVEZ-BOUTONIER J. L’angoisse, Thèse de doctorat ès lettres, Sorbonne, 1947, p. 190.

[34]             BENOIT J.C. Le rêve éveillé thérapeutique in SIVADON P. Traité de psychologie médicale, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, Tome 2 “La rencontre thérapeutique“, p. 189.

[35]             FABRE N. L’enfant et le rêve-éveillé. Une approche psychothérapique de l’enfant, Paris, Editions Sociales Françaises, 1982.

                FABRE N. Le rêve-éveillé analytique, Paris, Privat, 1985.

[36]             FABRE N. Cures par le rêve éveillé dirigé sans interprétation, Etudes Psychothérapiques, 1971, 3, p. 28-34.

[37]       MAUREY G. Les cousins du rêve. A la découverte de l’onirisme éveillé. Production des mediums, rêve éveillé dirigé, délires oniriques. Rêve éveillé en psychanalyse, Paris, Bayard, 1992.